HISTORIQUE

Le plateau de la Blécherette devenu aérodrome malgré lui

Il est notoire que la Blécherette n’offre pas une situation optimale pour un aérodrome : son altitude, sa topographie, le caprice de ses vents et ses brumes ont dès le départ représenté des problèmes à surmonter. Au 19e siècle, la ville de Lausanne avait acquis ces terrains pour en faire une place d’armes. Par la suite, cet espace sans constructions et sans plantations a été, faute de mieux, mis à disposition des premiers aviateurs à partir de 1910. En 1911, à l’initiative de la section romande de l’Aéro-Club de Suisse, la Blécherette devient l’une des premières places d’aviation civile du pays. Le premier hangar à proximité de la ferme de la Blécherette a été construit en 1914 et la première école d’aviation de Suisse a été créée en 1916.

C’est entre 1920 et la deuxième guerre mondiale que l’aérodrome de la Blécherette vivra son âge d’or. L’activité de l’aérodrome se développant de plus en plus, la place fut agrandie, nivelée et assainie et l’on construisit un atelier de réparation. En 1922, l’aérodrome fut modernisé et on y édifia un grand hangar à porte basculante avec ses annexes. Des vols internationaux avec une dizaine de passagers vers Paris, Vienne, Budapest ou Milan voient le jour, mais s’avèrent rapidement non rentables. Ce sont alors des lignes intérieures à la Suisse qui sont créées pour relier Berne, La Chaux-de-Fonds ou Bâle. En 1926, l’administration de l’aérodrome qui était en main de sociétés privées ayant de grosses difficultés financières fut reprise par la Ville de Lausanne. Durant la Seconde Guerre mondiale, l’aérodrome de la Blécherette fut au service de l’aviation militaire. Utilisé principalement pour l’instruction des pilotes militaires, le terrain hébergea aussi une « compagnie de parc d’aviation de l’armée ».

Après la guerre, l’aviation change d’échelle et les installations aéroportuaires prennent une tout autre dimension. Lausanne rêve désormais d’inscrire son nom dans le réseau des aéroports internationaux et réalise que ce n’est pas possible à la Blécherette. Un premier projet est développé à Ecublens avec le soutien de l’armée, mais il sera recalé en votation populaire en novembre 46, puis définitivement abandonné en 1960 et c’est L’EPFL qui profitera des terrains laissés libres. Lausanne et le canton de Vaud cherchent alors une nouvelle solution et projettent de créer un aérodrome régional qui pourrait accueillir des vols charters à Etagnières. En janvier 1966, le peuple vaudois refuse la participation financière cantonale et le projet passe lui aussi à la trappe. Sous l’impulsion du syndic Chevallaz, la ville tentera de relancer un projet plus modeste, mais l’opposition des communes riveraines sera plus forte. Le journaliste J. P. Chuard doit se retourner dans sa tombe, lui qui écrivait au lendemain de la votation : « Que va-t-il se passer maintenant ? Comme on pourra le lire dans la déclaration du syndic de Lausanne, les autorités vont remettre le projet sur le métier, l’adapter aux circonstances, puisque de toute façon la Blécherette est appelée à disparaître. » Le canton de Vaud ayant renoncé à une installation aéroportuaire d’envergure, la question sera dès lors de déterminer l’avenir de la Blécherette.

En 1981, le site de la Blécherette vit l’implantation de la première base aérienne de la garde aérienne suisse de sauvetage Rega. Cette dernière sera déplacée plus au nord en novembre 2009. À cette occasion, la Municipalité a demandé au CHUV d’assurer la présence en permanence d’un médecin sur place, ce qui a participé à diminuer le nombre de vols de la REGA sur le territoire communal. En effet, auparavant, l’hélicoptère de sauvetage, partant de la Blécherette, devait aller chercher un médecin au CHUV avant l’intervention.

La Municipalité rose-verte élue en 1990 propose de fermer l’aérodrome à la fin de sa concession en 2006, mais le conseil communal décide de laisser un choix à la population : faut-il privatiser et moderniser l’aérodrome ou construire à sa place un quartier d’habitation ? Le 21 juin 1992, la population préfère le maintien d’une place d’aviation, certains allant jusqu’à dire que c’était la meilleure solution pour garder un espace vert… Dès 1993, la concession d’exploitation a été transférée à une société privée, l’ARLB (Aéroport de la région Lausannoise la Blécherette SA). Avec l’appui financier de la ville, cette société pourra réaliser entre 2000 et 2005 une piste en dur de 875 mètres ainsi que divers locaux comportant un hangar, des bureaux et un restaurant. Grâce à un droit de superficie extrêmement modeste, l’affaire s’est avérée rentable pour l’ARLB. Au moment de la votation de 92, les défenseurs de l’aérodrome avaient fait de belles promesses aux riverains : la piste en dur devait selon eux permettre à des avions moins bruyants de décoller et donner de l’impulsion à l’aviation d’affaire, plus lucrative, au détriment de l’écolage. Cette évolution aurait dû réduire les mouvements circulaires au- dessus de la ville.

Mais, pour les riverains, ce fut une grande désillusion. Au contraire des promesses, L’écolage s’est au contraire développé et les voltes au-dessus de la ville multipliées. Laissant le sauvetage à la REGA, la compagnie Héli-Lausanne s’est concentrée sur les vols de loisirs en hélicoptère et a aménagé six places au nord-est de l’aérodrome entre 2013 et 2015. Contrairement à la REGA, Heli-Lausanne utilise les mêmes couloirs que les avions, renforçant d’autant les nuisances sur l’Ouest lausannois. Parallèlement, des avions de plus en plus lourds, dont des bimoteurs, ont fait leur apparition sur le tarmac. Une compagnie nommée Fly Seven s’est constituée et propose des vols commerciaux internationaux avec des Pilatus PC 12.

On a pu lire dans 24 Heures du 3 février 2015 à ce sujet : pour le PDG, Yves Roch, les performances du PC-12, quand il s’agit d’accéder aux pistes courtes ou aux petits aérodromes comme la Môle, Saanen ou Courchevel, est un véritable atout. « Il offre la possibilité d’atterrir au plus proche de votre destination, sans avoir à utiliser les aérodromes principaux, coûteux et encombrés. »

Ce que l’article ne précise pas, c’est que ces PC-12 sont bruyants et, en raison de leur poids, rasent les toits des quartiers riverains tant au décollage qu’à l’atterrissage. On s’étonne aussi de lire dans un article publié sur le net que « cette compagnie, qui a obtenu le soutien de l’OFAC, a détourné les prescriptions européennes disposant que les avions monomoteurs, ici des Pilatus PC-12, ne sont normalement pas autorisés à desservir des vols commerciaux. »

Encore plus préoccupant, selon le magazine Bilan (2017), « le Pilatus PC 24 pourrait être certifié pour décoller et atterrir depuis l’aérodrome de la Blécherette. Le PC-24 a en effet besoin d’une piste de 820 mètres » alors que « celle de la Blécherette mesure 875 mètres. Si chaque aérodrome a ses propres caractéristiques qui compliquent la certification, la possibilité pour Lausanne d’accueillir des jets et non plus seulement des appareils turbopropulsés est de nature à changer la dynamique de l’aviation d’affaires dans la région, en particulier en soulageant Cointrin (GE). »

Autre développement litigieux, selon Lausanne-Cités, « l’aérodrome de la Blécherette s’apprête à accueillir des activités de fret de marchandises. Une société genevoise a décidé de choisir l’aérodrome lausannois. » C’est ainsi qu’un vol de la compagnie NV Logistics a été organisé en mars 2019 pour Bournemouth (GB).

En mai 2020, c’est l’installation d’un simulateur pour Pilatus qui suscite l’émoi. Ce projet, élaboré sans concertation avec la ville et les riverains, devrait permettre de faire de Lausanne un centre européen de formation sur les Pilatus ! « C’est la compagnie aérienne Fly7 qui a approché la direction de l’aérodrome de Lausanne-Blécherette, où elle est basée et développe ses offres, dont une école de pilotage », déclare Patrick de Preux (à 24Heures), un des administrateurs d’Aéroport de la région lausannoise « La Blécherette » (ARLB), qui gère l’aérodrome lausannois. » Ce nouveau développement, qui annonce de nouvelles nuisances pour les riverains a suscité de nombreuses oppositions qui seront traitées par l’OFAC. S’agissant du cadre légal, on peut rappeler que la concession fédérale d’exploitation dont jouit l’aérodrome régional de la Blécherette date de 2007 et arrivera à échéance le 31 décembre 2036.

En 2009, l’OFAC a validé le cadastre du bruit, mais selon une méthode contestable, puisque les calculs sont basés « sur la base des vols extrapolés à 45 000 mouvements par année en référence au potentiel de la fiche du PSIA » et ne tiennent aucunement compte du niveau sonore mesuré in situ à ce jour. Il faut aussi signaler qu’en mai 1993 la ville et l’ARLB ont signé une convention qui définissait « la mise à disposition de l’ensemble des installations portuaires contre une redevance de 189 000 CHF par an ». Or, cette convention n’a jamais été respectée, puisque la redevance n’a jamais dépassé le tiers de la somme prévue, la ville justifiant cet allègement en raison des charges d’investissement de l’ARLB. En clair, cette baisse est une subvention indirecte de la ville à l’aérodrome.

Quel avenir pour la Blécherette ?

En raison de l’urgence des problèmes environnementaux, les sociétés humaines se trouvent à un tournant. Les activités de loisirs bruyantes et polluantes ne sont plus tolérables et, parmi celles-ci, l’aéronautique est particulièrement montrée du doigt. La Blécherette, faut-il le rappeler, n’est pas un aérodrome comme un autre : il a été rattrapé par la ville et ses nuisances impactent des dizaines de milliers d’habitants. Pour subsister, il devra investir massivement et réduire ses ambitions européennes pour concilier ses activités avec un environnement urbanisé.

Cela passe à très court terme par le choix d’aéronefs moins bruyants et moins polluants d’une part, et la mise en conformité des modèles obsolètes d’autre part. L’aviation doit sortir de sa tour d’ivoire et réaliser que son développement ne pourra pas faire l’impasse du développement durable. A moyen terme la question d’un aéroport en pleine ville doit être posée. Imaginer d’autres usages du terrain, qui ne profiteraient pas simplement aux affaires de quelques personnes mais à de nombreux citoyens, comme par exemple la création d’un parc, d’une zone de loisirs et/ou nouvelles habitations, est à envisager.